C’est une question que l’on me pose souvent. Je suis à un dîner entre ami.e.s, on me demande quelle est mon activité professionnelle. Je réponds : prof de chant et coach vocal. Et du tac au tac : « Est-ce que tu crois que tout le monde peut chanter ? ».
Derrière cette question, je sens la plupart du temps un désir réprimé de chant, une soif inavouée d’utiliser sa voix de façon créative. Et le sentiment de ne pas être à la hauteur. Que c’est pour les autres, pas pour soi. Derrière le désir réprimé, pèsent les jugements encaissés et les normes culturelles sur ce que sont l’agréable, le joli, le convenable, le conforme. Résonne en écho la réprobation d’un instituteur, d’une vieille tante ou – pire – des parents, qui ont lâché, harassés par une longue journée de travail, ne sachant comment canaliser l’énergie vitale et sonore de l’enfant : « Ah ! Mais tais-toi : tu chantes faux ! ».
Le silence s’impose. Le couperet tombe, la sentence semble définitive. Il n’y aurait rien à faire, pas de rédemption possible. On chanterait « juste » ou « faux » comme on a les yeux bleus ou marrons. Le monde se diviserait en deux: un petit groupe d’élus touchés par la grâce, de ceux qui ont « une bonne oreille ». Et les autres.
Pour certain.e.s, la tâche est indélébile. Ça leur restera en travers de la gorge toute leur vie. Quand, trente ans plus tard, iels rencontrent une prof de chant à un dîner et lui demandent: « Est-ce que tu crois que tout le monde peut chanter ? », iels pensent souvent déjà détenir la réponse et enchaînent : « Parce que moi, je chante comme une casserole ! ». Variante : « Comme mes pieds ». Autrement dit : mon cas est désespéré, je te mets au défi de me faire sortir un son harmonieux. Point final à la discussion, fermeture d’un livre qui n’aurait pas été ouvert. Ça tombe bien, j’adore les défis…
Le désir chevillé au corps
J’admets que certaines personnes ont davantage de facilités – ou de difficultés – que d’autres. Dans la pratique vocale comme dans toute autre pratique. Avoir des difficultés signifie-t-il qu’il faut se résigner ? Évidemment non ! Ce qui compte, c’est le désir. Si vous avez le désir de chanter chevillé au corps, alors allez-y ! Quel que soit le timbre de votre voix ; quel que soit votre âge – il n’y a pas d’âge limite à la pratique vocale ; quelles que soient vos difficultés – supposées ou réelles – à chanter juste.
Travailler sur nos zones d’inconfort peut même devenir une expérience profondément transformatrice – à condition d’évoluer dans un climat bienveillant, j’y reviendrai. Si je prends mon propre cas, la justesse dans l’émission vocale ne va pas de soi. Cela me demande un subtil équilibre de concentration, d’écoute, de détente et de lâcher-prise. Si je compare avec ma sœur, elle aussi chanteuse, je n’ai vraiment pas de bol : elle chante très juste naturellement, sans effort. L’une de nous deux est-elle meilleure chanteuse que l’autre ? Je ne crois pas : nous sommes différentes, chacune s’exprime dans sa singularité. Chacune a ses propres difficultés – et facilités. Vous voyez où je veux en venir ? Surmonter nos difficultés fait de nous ce que nous sommes. Je pense que je suis une bonne pédagogue, patiente et empathique, justement parce qu’au départ, pour moi, la justesse n’allait pas de soi.
Une élève m’a confié qu’enfant, on lui avait dit qu’elle «n’avait pas d’oreille » et elle l’a entendu littéralement. Elle ne comprenait pas car il lui semblait bien que son visage était encadré des deux orifices en forme de coquillage qu’on appelle « oreilles». Elle se demandait quel pouvait bien être le problème avec cette partie physique de son anatomie. Une difformité ? Une anomalie congénitale ?
A tous les parents, éducateurs, professeurs : soyez vigilants, quand vous vous adressez aux enfants, dans le choix de vos mots concernant tout ce qui entoure le chant et la voix. Car le stress, la peur de mal chanter, peuvent amener à mal chanter ! C’est un cercle vicieux. La parole des adultes a un impact énorme sur les petites personnes. J’accueille régulièrement en cours des adultes complexés par leur voix, marqués par une réflexion apparemment anodine reçue dans leur enfance. La culture de « l’excellence à la française » n’aide définitivement pas. Nombreuses sont les personnes qui ont été dégoûtées de l’apprentissage musical par un passage dans un conservatoire où l’on cherchait davantage à momifier les pratiques culturelles qu’à ouvrir les élèves au plaisir créatif.
De quoi parle-t-on quand on dit « chanter juste », « avoir une bonne oreille », « avoir une belle voix » ? Autant d’expressions qui paraissent synonymes pour les néophytes mais qui recouvrent des réalités différentes.
C’est quoi, chanter « juste »?
Si j’appuie sur une touche de piano, l’instrument va entrer en résonance et un son va se diffuser dans l’air, une vibration d’une certaine fréquence, ce que l’on appelle la « hauteur » du son ou (en anglais) le « pitch ». Chanter « faux », c’est chanter une fréquence différente de celle attendue, plus haute ou plus basse. Une mélodie fait se succéder plusieurs notes, plusieurs fréquences distinctes. Si je chante ma chanson préférée et que je chante des fréquences un peu différentes de celles écrites par le compositeur, l’auditeur pourra avoir une sensation d’inconfort physique, son cerveau détectant automatiquement que les fréquences ne sont pas correctes. C’est un phénomène naturel.
Les gens dont on dit qu’ils ont des « problèmes d’oreille » sont des personnes qui n’arrivent pas à identifier les sons, la fréquence d’un son. Ils écoutent mais n’entendent pas. Leur cerveau ne détecte pas automatiquement si la fréquence du son est (in)correcte. Si quand vous chantez, vous entendez les sons, vous entendez que vous ne reproduisez pas fidèlement la mélodie que vous souhaitez interpréter, il me semble que vous n’avez pas de « problème d’oreille ». Plus probablement, vous méconnaissez votre instrument-voix et vous n’arrivez pas à reproduire les notes que vous entendez. Comme si l’on vous demandait de tracer au crayon, à main levée, une droite de 10 centimètres. Vous savez ce que sont 10 centimètres en théorie. Mais vous n’avez peut-être pas le compas dans l’œil… Par contre, avec de la pratique, je suis certaine que vous sauriez tracer à main levée une droite de 10 centimètres, à quelques dixièmes de millimètres près.
Entrer en amitié avec sa voix
Il se peut aussi que vous chantiez « juste » mais que vous n’aimiez pas votre voix, son « timbre », sa « couleur » – ces deux termes sont synonymes. Vous trouvez que votre voix n’est pas « belle », trop nasillarde, faible, blanche, voilée, etc. Là encore, il s’agit d’une méconnaissance de votre instrument-voix. Il y a deux façons d’aborder cette question de la « beauté » du son. D’une part, la pratique vocale permet de se familiariser avec sa propre voix. Apprendre à aimer notre voix, à l’accepter comme elle est. Comme vous êtes. Comme vous êtes à un certain moment de votre vie.
Et d’autre part, le timbre, tout comme la justesse, ça se travaille: enrichir le son en harmoniques, s’ancrer dans le sol et engager la zone pelvienne pour «arrondir le son», réveiller les résonateurs et rendre à la voix sa brillance… Travailler sur le timbre c’est même un gros morceau dans l’apprentissage du « placement de voix ».
Dans un cas comme dans l’autre (justesse ou placement), une pratique vocale régulière, avec un professeur de voix compétent, vous permettra d’apprivoiser votre respiration, de développer la finesse de vos proprioceptions, de vous engager physiquement – les débutants sont souvent surpris de constater comme c’est physique de chanter, c’est un sport interne ! Chanter demande aussi un engagement émotionnel et imaginatif. La pratique vocale unifie corps et esprit.
Les gens qui ont des « problèmes d’oreille », qui n’entendent pas les sons, sont très rares. De mon expérience, j’ai remarqué que ce sont souvent des personnes qui n’ont pas reçu d’éducation musicale dans leur enfance et qui, de ce fait, n’ont pas de repère dans ce que j’appellerai une « géographie » des sons : en haut les aigus (comme les voix d’enfants) ; au milieu les médiums ; et en bas les graves (comme la voix du Père Noël). Pour eux, c’est un bazar indissocié, tout se mélange. Si c’est votre cas – et j’insiste, c’est beaucoup plus rare que ce que ce que l’on imagine – ce n’est pas rédhibitoire. Il est possible d’apprendre à entendre et d’améliorer considérablement les « problèmes d’oreille ». Ce sera du boulot, il faut être motivé, mais c’est possible. C’est le cas d’un de mes élèves, un performer magnifique qui, malgré ses difficultés préalables, a fait un important travail d’écoute et de discipline sur la justesse. Sa personnalité est forte, touchante, généreuse ; son amour du chant joyeux et communicatif. Il emporte toujours l’adhésion du public !
La voix des émotions
Pour les plus timides d’entre nous, la voix est comme un petit animal craintif qui ne sait comment sortir de sa coquille. Les émotions ont un impact immense sur l’émission vocale. Ne dit-on pas : j’en suis resté bouche bée ; avoir une boule dans la gorge ; rester muet… Chanter est un acte intime, où l’on se met à nu. Notre voix révèle qui nous sommes. On peut même avoir l’impression quelle « nous trahit », qu’elle parle de nous à notre insu. C’est pourquoi la qualité humaine d’un professeur de voix est fondamentale. Sa douceur, sa bienveillance permet de se détendre, de s’ouvrir. Si l’on se sent jugé, rabaissé, notre voix va se carapater, se tendre et nous n’aurons plus de plaisir à produire des sons.
Dans le travail vocal que je transmets, issu du Centre Artistique International Roy Hart, nous accordons beaucoup d’importance à « suivre la voix » de l’élève. Ne pas chercher à la faire entrer dans une petite case technique mais la laisser s’exprimer, gagner en confiance, se déployer. Nous donnons une grande place à la recherche corps-voix, nous aménageons des espaces-temps pour que les stagiaires vocalisent sans attente préalable, qu’ils improvisent en se laissant glisser sur des vagues émotionnelles, sensitives et imaginatives. Si la seule pensée d’improviser à la voix vous effraie, sachez que ce n’est pas si terrible : c’est ce que font les enfants quand ils babillent et découvrent le plaisir pur de l’émission vocale. Il s’agit de renouer avec cette créativité naturelle de la petite enfance. Cette ouverture dans la recherche permet ultérieurement d’affermir des acquis techniques, que ce soit sur la justesse ou le placement, mais on ne sera pas passé « en force », on n’aura pas cherché à « dresser » la voix, on l’aura écoutée et accompagnée pour qu’elle s’érige d’elle-même.
Et c’est quoi une belle voix?
Un mot sur les canons esthétiques de la voix : qu’est-ce qu’une belle voix ? Voilà un vaste sujet ! Passé les critères techniques abordés plus haut (ancrage, ouverture, résonances, placement, justesse), c’est éminemment culturel. En fonction de nos goûts et de notre éducation, nous n’aurons pas la même définition de ce qu’est une belle voix. Sont-ce les voix amples et claires du chant lyrique ? Les voix percutantes des musiques traditionnelles comme le chant bulgare ? Les voix nasales du théâtre Nô ? Les sons plein d’aspérités du chant diphonique ? Nina Simone ? Janis Joplin ? Tom Waits ? Jeff Buckley ? Je les aime tous. Même Jane Birkin. Pourquoi hiérarchiser, quand on peut se réjouir de la diversité des expressions humaines ?! Pour ma part, j’aime la profondeur, la liberté, l’excentricité et la jubilation dans un chant. Et vous, quelles voix vous touchent? Pourquoi?
Nombreux sont ceux qui ont des stéréotypes de genre concernant ce qu’est une belle voix. Les hommes chanteraient d’une voix grave et profonde, les femmes d’une voix légère et aiguë. Laissons ces visions étriquées au passé. Alfred Wolfsohn, le maître de Roy Hart, dès le début du XXe siècle, fit voler en éclat ces assignations à résidence vocale, rendant aux hommes et aux femmes la liberté d’explorer toute la gamme des possibles de leur voix.
Pour continuer sur les rapports entre voix et pratiques culturelles, je remarque aussi que selon les pays, la place du chant dans la vie quotidienne varie. En France, nous chantons peu. Dans d’autres pays, ça chante au travail, aux réunions entre amis, au pub, aux fêtes de famille. En France, on va chanter si l’on se sent « autorisé à », parce qu’on pratique dans une chorale, que nos amis trouvent qu’on a une belle voix… ou que l’on a un petit coup dans le nez ! Cela a peut-être à avoir avec « l’excellence à la française » dont je parlais plus haut. Je ferai aussi le lien avec notre culture très cérébrale. Au pays de Descartes, nous avons encore peu de recul vis-à-vis de la célèbre maxime « Je pense donc je suis ». Or ce n’est pas un pur esprit qui peut chanter.
Pour émettre des sons, nous incarnerons des corps de chair et de sang, sensibles et sonnants, émotifs et émouvants. Si vous en avez le désir, je vous invite à chanter: que vous soyez triste ou joyeux, que ce soit comme vos pieds, parce que nos pieds sont très intelligents, ou comme des casseroles, puissants instruments contre l’oppression (voir les casserolades). A chanter en faisant la vaisselle, du vélo, du bricolage… A participer à un atelier ou à un stage de voix; voire prendre un cours particulier si vous vous sentez timide et que vous préférez l’intimité de la séance individuelle. Il y a de nombreuses offres sur la rubrique «Pédagogie» de ce site. Si vous vous posez encore des questions après la lecture de cet article, n’hésitez pas à le commenter ou à m’écrire. Et je vous propose de revisiter Descartes ainsi :
Je chante donc je vibre donc je vis.
Magnifique article Marylin qui fait tellement de bien. Merci.
Fany de Digne les Bains
Heureuse que l’article t’ait plu 🙂
Bonjour Marylin,
Un an de cours corps voix en 2014 à Blanche.S.
Tu as été une belle découverte et m’as permis de me sentir libre et de vibrer comme je l’entendait au travers ma voix et mon corps.
Aujourd’hui je te remercie du fond du coeur.
Je lis rarement un article entièrement, flemme, mais ta description du chant comment l’apprivoiser à l’aide du corps. Surfer sur la vague, oser, se faire plaisir avant tout,
Faire un stage et me permettre de reprendre là où j’avais arrêté qd j’ai quitté l’atelier BS.
Laurence Petit