Lorsque je parle de mon enseignement du chant improvisé à des personnes ne connaissant pas la pratique vocale du Centre Roy Hart, on me demande souvent si c’est du chant spontané ou du chant intuitif. Et je dois vous confier un secret : ça m’agace…
Je n’ai rien contre le chant spontané ou le chant intuitif. Ces pratiques ont leur place parmi les multiples formes d’expression vocale improvisée. Ce qui m’agace, c’est que l’engouement formidable de ces dernières années pour le chant intuitif ou spontané mais aussi chamanique, transcendantal, contemplatif (les terminologies se déclinent à l’infini)… invisibilise d’autres approches, dont celle que je transmets et qui est chère à mon cœur. Bien sûr, la personne en face de moi n’y est pour rien dans mon agacement ; et je sais que cet agacement est une information précieuse, une invitation à questionner ! D’abord dans un petit post écrit à la va-vite sur Facebook. Puis lors d’une discussion passionnée avec une amie. Je n’imaginais pas que cette réflexion prendrait finalement la forme de cet article…
Le processus qui m’a amenée sur le chemin de la voix en général et de l’improvisation vocale en particulier n’a pas été spontané. Il m’a fallu des années pour maîtriser avec plus ou moins de constance mon instrument et c’est un processus toujours en cours (j’ai pris récemment des cours de chant saturé, très intéressant !). Je chantais faux quand je me suis embarquée dans l’aventure de la voix. Toute personne chantant faux sait comme le chemin vers la justesse ne va pas de soi et peut être laborieux. Un labeur curieux et amoureux mais un labeur quand même. Sans compter le temps passé en pratiques méditatives, thérapeutiques, somatiques, pour m’ancrer, affûter l’écoute des perceptions, calmer le bavardage mental, et cultiver la présence à l’instant – cette qualité de présence étant le b.a-ba de l’improvisation…
J’ai découvert la pratique du Centre Roy Hart en 2002, d’une façon totalement improbable, digne d’un conte initiatique. Issue d’un cursus de chant jazz, j’explorais du côté des musiques du monde, dans ma recherche autour du chant improvisé, et me suis intéressée au chant diphonique. Je suis partie à Tuva, république de la fédération de Russie, située en Sibérie et limitrophe de la Mongolie, pour assister à un festival de chant diphonique. Au bout de trois jours de chant diphonique en boucle, j’en avais assez et je me demandais ce que je faisais là. Puis… Deux femmes danoises, invitées du festival, y ont présenté leur recherche autour de contes traditionnels touvains, emprunts de chamanisme. L’une contait, avec traduction simultanée en touvain, l’autre chantait. Elle improvisait avec grâce, profondeur, de façon tout à fait singulière. Elle s’appelle Layla Skovmand et venait du Centre Roy Hart. Je n’avais jamais rien entendu de tel et j’ai su instantanément que je voulais faire « ça ». Un appel, une fulgurance. Et le besoin d’être accompagnée sur ce chemin.
Intuition et spontanéité sont bien entendu invitées au banquet vocal du chant improvisé tel qu’il est pratiqué au Centre Roy Hart. Mais pas seulement. Il y est aussi question d’exploration, d’étude, de discipline, d’itérativité. Nous faisons des inventaires de nos matières sonores, nous sculptons les sons comme des artisans qui inlassablement remettent leur ouvrage sur le métier.
L’approche vocale du Centre Roy Hart considère qu’il existe une connexion profonde entre la voix de la personne et sa psyché. Que nous n’avons pas une voix mais des voix, chacune de nos voix reflétant une facette de ce que nous sommes. Qu’explorer nos diverses voix revient à explorer diverses parties de soi. Que chanter est plus qu’une pratique musicale mais une façon de vivre. Que l’on peut tout chanter : toute la palette des émotions humaines bien sûr, de la joie à la rage en passant par les lamentations ou nos peurs, mais aussi nos désirs, nos goûts et dégoûts, notre beauté et notre laideur, nos addictions, nos relations…
Une place privilégiée est accordée à l’exploration des polarités. Masculin/féminin, lumière/ombre, extraversion/intériorisation, etc. Nous avons à cœur de chercher au delà de nos tendances dites naturelles pour aller vers l’inconnu. Pour chercher du côté de nos zones aveugles, le rôle du professeur est fondamental – les professeurs certifiés par le Centre Roy Hart sont entraînés à cela, aider leurs élèves à voir ce qu’ils ne voient pas, à vocaliser ce qu’ils n’ont pas l’habitude de vocaliser. A travailler avec leur matière inconsciente. J’ai tendance à aller toujours dans les aigus : et si j’explorais les basses ? Je suis d’un tempérament extraverti, je vais d’abord explorer tout le potentiel de cette extraversion puis je vais aussi aller regarder du côté de l’intériorisation. Ou inversement.
Un des fondateurs du Centre Roy Hart, Enrique Pardo, féru de mythologie, passe souvent par le lexique polythéiste dans ses transmissions : prenons garde à n’honorer qu’un seul dieu, dit-il, car alors les autres se vengent… Si j’honore exclusivement la spontanéité dans mon chant, quelle est ma zone aveugle ? D’une façon générale, comment être certaine que je suis spontanée et non prise par mes conditionnements, par des scénarios pré-écrits, des stéréotypies ? Par ce que je connais déjà ? Et d’une manière plus large : qu’est-ce que le succès des stages de chant spontané/intuitif dit de nous et des qualités valorisées aujourd’hui ?
Synonymes de « spontanéité » : naturel, authenticité, fraîcheur, franchise, franc parler, sincérité. C’est une qualité qu’on associe fréquemment aux enfants, elle renvoie à la jeunesse, à la légèreté. Maintenant, voyons ce que serait le contraire de la spontanéité : l’expérience, la profondeur, la maturité ? La sophistication, le raffinement ? Dans un sens plus péjoratif, ce pourrait être l’amertume, le regret, la rumination. Or ce sont autant de dimensions de l’expérience humaine, et elles aussi sont passionnantes à chanter. Certains jours, nous aspirons seulement à nous lamenter et à grommeler. C’est cathartique, libérateur. Pourquoi notre chant devrait-il être toujours lumineux, joyeux, léger ? L’injonction sociale au bonheur, à l’épanouissement, est parfois le meilleur moyen de n’y jamais parvenir.
Passons à l’intuition. Définition : « Connaissance directe, immédiate de la vérité, sans recours au raisonnement, à l’expérience » (je passerai sur « la vérité » hum hum). La notion de chant intuitif me renvoie à cet allant-de-soi du développement personnel consistant à dire « tout le monde est artiste ». Je suis convaincue que tout le monde tirera des bénéfices à s’investir dans une pratique artistique et que la créativité fait partie du processus même d’être vivant. La vie est créativité ! Je pense aussi que beaucoup de gens ont un potentiel artistique insoupçonné. De là à dire que tout le monde est artiste… Pour moi, tout est question d’engagement, de pratique. Ne dit-on pas que « le talent, c’est 99 % de travail et 1 % d’inné » (Gata Kamsky) ?
Je me suis amusée à plaquer le mot intuitif sur diverses professions, juste pour voir… Cuisinier intuitif ? Pourquoi pas. Je le fais bien, moi. Des années que je concocte des currys de légumes et que j’invente de nouvelles soupes sans regarder une recette. Sauf pour la pâtisserie, c’est trop risqué. Le four alchimique, qui cuit les gâteaux, demande une précision dans les proportions !
Électricien intuitif. Mouais. Là encore, c’est risqué. Et même si je suis sûre que certaines personnes ont des aptitudes « naturelle » à l’électricité grâce à leur esprit de déduction, d’observation, on ne peut pas parler d’intuition stricte qui, si l’on revient à notre définition initiale, ne passe pas par le raisonnement ou l’expérience. Un électricien intuitif, qui fait une petite réparation chez lui, veillera à couper les plombs pour ne pas se prendre le jus !
Chirurgien intuitif ? Évidemment, l’image est comique et improbable. Si l’intuition joue sûrement un rôle dans l’excellence de certains chirurgiens, ce ne sera pas un pré-requis. Et à choisir entre diplôme et intuition, nous opterons tous pour la sécurité des études dûment certifiées. Plus c’est risqué, plus une profession peut mettre en danger la sécurité des personnes, et plus nous aurons des attentes en termes d’expérience.
Quid des dangers du chant ? Bien sûr qu’on peut se blesser en chantant. Certains placements de voix comme le belting demandent beaucoup de finesse dans la direction du souffle et dans l’équilibre entre tonicité et détente. Il vaut mieux être accompagné par un professeur de voix qui a de solides connaissances en anatomie et en physiologie de la voix. Dans un autre registre, j’ai déjà été témoin d’une participante à un stage de recherche vocale, travaillant avec les émotions, ayant fait une décompensation psychiatrique. C’est pourquoi il me semble nécessaire que le professeur de voix ait fait un travail thérapeutique voire ait des notions d’accompagnement du trauma. Depuis peu, les professeurs du Centre Roy Hart se forment autour de ces questions dans le cadre d’un processus de formation continue.
Dans le monde du chant spontané/intuitif, quelques personnes disent avoir inventé de nouvelles approches – et là j’avoue que je suis dubitative. C’est souvent du côté de ce genre de profil que fleurissent les terminologies new-age. Bien sûr, par un chemin d’auto-apprentissage, il est possible d’acquérir des connaissances. Ce cheminement autodidacte, s’il peut prendre appui sur une approche intuitive, ne s’en satisfera pas et ce sera par un processus expérimental passant par l’essai et l’erreur que le candidat intuitif apprendra par lui-même certaines techniques. Il sera question d’expérience et de raisonnement entre deux phases d’émergence. De là à enseigner sans avoir reçu de transmission, je suis peut-être vieux jeu, mais pour moi cela manque de racines. Pourquoi inventer l’eau chaude et faire fi de l’héritage du passé ?
Évidemment, les personnes proposant des ateliers de chant intuitif/spontané ne se décrivent pas tous comme ayant accédé à l’enseignement de la voix de façon autodidacte. La plupart d’entre eux ont des sources et ont travaillé leur instrument. Certaines musiques traditionnelles, comme les musiques indiennes, reposent sur le long apprentissage de modes et de motifs rythmiques à partir desquels improviser. Des chanteurs lyriques utilisent des techniques classiques au service de l’improvisation. Ils incluent dans leur transmission des éléments de pratiques somatiques pour la préparation corporelle et de technique vocale dans l’échauffement vocal. Alors, pourquoi parler de chant intuitif/spontané et indiquer de façon implicite qu’il n’y a pas besoin de travailler ?
J’y vois une réponse (peut-être inconsciente) à la société du divertissement, un écho à la quête des plaisirs instantanés, à l’avènement de l’immédiateté Snapchat et Amazon, à la satisfaction des désirs sans limites, sans contraintes. Avec l’avènement des nouvelles technologies, d’internet, des réseaux sociaux, du commerce en ligne, un nouveau rapport au temps se dessine. Une société de l’instant est glorifiée, vivant dans un éternel présent. Je veux et je fais comme je veux. Pourquoi se soucier de traditions issues du passé quand on peut laisser notre artiste intérieur chanter spontanément, sans effort ? S’engager dans un apprentissage sur la durée amène à se confronter à ses limites, à apprendre à gérer la frustration, les échecs, à sortir de la toute puissance. Ce n’est pas le chemin facile. Mais il est exaltant, sans cesse renouvelé. C’est un chemin d’endurance et de connaissance de soi, de connaissance de toutes les facettes de soi, y compris celles qui sont bien planquées.
Par le biais des nouvelles technologies, nous sommes saturés d’informations. Le mental absorbe toujours plus de données mais le corps n’a pas le temps de digérer. Le corps a un rythme qui lui est propre. Michel Serre a écrit de magnifiques pages sur ce thème, en comparant les diverses façons de se déplacer en fonction de leur rapidité : la marche, le train, l’avion… Selon lui la marche est LE rythme véritablement respectueux du fonctionnement du corps humain, elle permet de « faire corps » avec notre environnement. Or la société actuelle vénère la rapidité et donne peu à notre corps le temps de l’intégration.
Lors d’un apprentissage sportif, artistique ou artisanal, le corps aura besoin d’infinies répétitions pour expérimenter dans sa chair, cherchant la fluidité dans le geste, jusqu’à trouver cela « naturel ». Quand Fred Astaire fait des claquettes, cela semble si simple, si facile, si « naturel ». Mais qu’est-ce que le naturel ? Est-ce que cela existe en musique ? Et qu’est-ce que la liberté ? La liberté vocale ? Dans une pratique artistique, je ne conçois pas de réelle liberté sans travail préalable, passant par une acquisition progressive et exigeante. Particulièrement dans les apprentissages, le corps a besoin de temps de digestion, d’intégration, de récapitulation.
Dans l’enseignement de la voix, je cherche à contourner le mental et non à le prendre de front. Travailler avec l’extrême lenteur ou l’extrême rapidité ébranle les stratégies de contrôle, bouscule les repères et permet de revisiter les chemins habituels. L’intuition – qui se manifeste par ce que j’appelle les émergences, les surgissements voire « la grâce » – ne se choisit pas, ne se décrète pas, ne se provoque pas. Mais on peut l’inviter en créant un environnement favorisant. D’abord se vider de ce que l’on croit savoir. Un contenant déjà plein ne peut rien accueillir de plus. Il faudra désapprendre pour oser l’insécurité de l’inconnu. Les pratiques de relaxation et de méditation sont propices pour l’improvisation. Et toujours, garder l’esprit du débutant, rester humble.
La musique improvisée est un style musical à part entière, assez méconnu en France. Comble du paradoxe, les américains l’appellent « french jazz » dixit Joëlle Léandre, contrebassiste française qui est la meilleure musicienne de musique improvisée que je connaisse. Lors de concerts de musique improvisée, il y a des moments de grâce. Et des moments où c’est un peu foireux, parfois on s’ennuie. Et c’est normal. C’est comme dans la vie ! Une sorte de contrat tacite lie les artistes et le public : les artistes sont des équilibristes qui acceptent la mise en danger de l’improvisation, ils viennent, nus, vulnérables, sauter dans le vide. Le public aussi. Pareil en stage de musique improvisée. Il y a des moments de grâce, où tout s’accorde parfaitement, tout fait sens. L’écoute semble surnaturelle. Les synchronicités surgissent, y compris avec le monde extérieur, le passage d’un avion, un cri d’enfant nous répondent… Et il y a des moments où rien ne se passe. On se dit « quand ça veut pas, ça veut pas ». A ce moment-là, je pense à ce merveilleux ouvrage de Alan Watts « Éloge de l’insécurité », invitation à lâcher nos croyances et à traverser la vie, comme on se préparerait pour un concert de musique improvisée, ouvert à tous les possibles.
Je ne crois pas que nous inventons jamais de zéro. Nous évoluons dans un environnement culturel donné, nous baignons dans un certain bain sonore dés la vie intra-utérine. Enfant, nous écoutons ce que nos parents écoutent. Puis il y a les références musicales que l’on se choisit, les sources auxquelles nous décidons de nous abreuver. Lors d’improvisations, tout ceci nous traverse, nous agit, toutes les musiques entendues, toutes les expériences traversées. Nous sommes creuset, de passage et passeurs.
Au moment où j’écris ces lignes, nous sommes le premier novembre 2024, jour des morts. Jour des ancêtres. C’est un bon jour pour honorer les héritages reçus. Je me sens pleine de gratitude pour Alfred Wolfsohn (1896-1962), Roy Hart (1926-1975) et les fondateurs du Centre Roy Hart, qui se sont installés dans les Cévennes il y a 50 ans. Ils ont défriché le chemin, ont porté témoignage. Je m’inscris dans cette lignée, cette chaîne de transmission. Ce sont mes racines, des racines que je me suis choisies. Elles permettent à mon âme de s’exprimer dans sa profondeur. Et je suis heureuse, grâce à ces transmissions, de permettre à d’autres âmes de s’exprimer dans leur profondeur, dans toutes leurs nuances de couleurs.